« À vous la parole » :

le récit perdu des années Sékou

Florence Morice, journaliste, RFI

Dans les jours d’incertitude qui suivent le coup d’état de Lansana Conté, un journaliste, Facély II Mara, va spontanément briser le voile opaque qui entoure alors les crimes du régime déchu de Sékou Touré. Animateur à la radio publique, Facély II Mara est l’un des premiers en ce mois d’avril 1984 à entrer dans le camp Boiro. Le soir même, sous le choc, le journaliste décide de témoigner et d’ouvrir son micro aux victimes et acteurs de la Première République. L’émission baptisée « à vous la parole » connaît un succès populaire immense, mais dérange et finit par être censurée. En septembre 1984, l’expérience s’arrête, après 93 numéros diffusés.

En franchissant les lourdes portes du camp Boiro ce 9 avril 1984, Facély II Mara ignore encore qu’il s’apprête à ouvrir l’une des pages les plus sombres de l’histoire de son pays. Il y a bien cet ami et mentor, le ministre Louis Béhanzin25 qui, un jour, au détour d’une projection du film « La Question » sur la torture en Algérie, lui a mis la puce à l’oreille, lui glissant quelques allusions sur des similitudes avec le camp Boiro. Ou encore cette camarade d’école dont le père, le ministre Tibou Tounkara26, avait disparu après son arrestation pendant l’été 1971, et dont la fille depuis se demandait chaque jour : « Est-il mort ou vivant ? ». Mais « rien », assure Facély II Mara, qui laissait présager le degré d’ « horreur » de ce qu’il découvrit alors.

« Ce camp, nous passions devant presque tous les jours. On savait que des gens y allaient en prison. Mais un terrible secret entourait tout ce qui s’y passait27

Ce matin-là, seule une poignée de survivants est encore dans le camp. La plupart, semble-t-il, a été libérée la nuit du coup d’état quelques jours plus tôt. Contrairement à ce que le journaliste espérait, Tibou Tounkara n’est plus là, exécuté dans le silence 13 ans auparavant, mais tout dans ce sinistre décor témoigne des tortures qui s’y sont déroulées. Il y a ce registre d’entrée minutieusement tenu. « Nom, prénom et date d’arrivée. Pas de date de sortie. Mais des ordres de mission pour des exécutions », découvre le journaliste. Une documentation précieuse aujourd’hui disparue ou en tout cas jalousement gardée, dans des lieux connus seulement de quelques initiés28.

Il y a surtout les vestiges de la « cabine technique », où était pratiquée la torture, et puis ces inscriptions laissées aux murs par les prisonniers, « avec leurs propres sang, ongle ou excréments ». Les « murs parlants » comme Facély II Mara les appelle à l’époque. Certains résonnent encore dans sa mémoire, 34 années plus tard : « La souffrance a des limites », « Courage ! ». « Pas une seule cellule sans message ! » raconte le journaliste.

De retour à la radio, Facély II Mara, n’a qu’une seule obsession : témoigner. Il déprogramme son émission sur le pastoralisme et raconte. La description des lieux est minutieuse, pas d’envolée lyrique, pas de commentaire, pas de jugement mais des mots sur des réalités cachées qui laissent incrédules une partie du pays.

25 Louis Béhanzin, mathématicien de formation, d’origine béninoise est alors ministre de l’Idéologie et de l’information. Il devient ensuite ministre des Fermes agro-pastorales d’arrondissement (FAPA), structures controversées dont il a été le promoteur, avant son arrestation.
26 Pionnier de l’indépendance de la Guinée, plusieurs fois ambassadeur de son pays, Tibou Tounkara était ministre délégué en Guinée forestière au moment de son arrestation en juillet 1971. Accusé d’avoir rejoint la « 5ème colonne » à l’occasion de l’agression portugaise de novembre 1970. Il est fusillé à Kindia le 18 octobre 1971.
27 Témoignage de Facély II Mara recueilli par l’auteur à Conakry en septembre 2017.
28 Lire à ce propos « Itinéraires d’une mémoire meurtrie » du même auteur dans cet ouvrage.